août
31
2009
On sait que l’Annexion s’est accompagnée, dans la partie septentionale du département de Haute-Savoie – le long de la frontière suisse – de la création d’une grande zone franche, approuvée par le vote “Oui et Zône”. Elle a été supprimée peu après la Première Guerre mondiale, et ramenée à la zone franche créée en 1815, après la restitution de la Savoie à son prince. Mais comment a été créée cette grande zone, et qu’est-ce que dévoile cette création sur l’état d’esprit des Savoyards du nord à cette époque ?
J’ai consulté il y a quelques années, les Archives diplomatiques, pour préparer mon livre sur “Victor Bérard”, sénateur du Jura qui a joué un rôle dans la suppression de la grande zone franche après la Première Guerre mondiale. Elles montrent qu’aux yeux du ministère des Affaires étrangères, ce sont bien les Savoyards eux-mêmes qui ont eu l’idée de la grande Zône.
Napoléon III, on s’en souvient, avait promis le Faucigny et le Chablais à la Suisse, son pays d’origine. Mais, voyant, en 1860, Berne demander instamment la tenue de cette promesse, et persuadé que Londres poussait en secret la Suisse dans ce sens, sa susceptibilité fut piquée au vif, et il chercha à esquiver sa promesse. Cependant, à Thonon et à Bonneville, les partis favorables à la Suisse étaient actifs, et Napoléon III ne savait plus comment rallier l’ensemble de la population concernée à la France.
C’est alors que le Conseil de Saint-Julien, selon les Archives, eût eu l’idée de cette grande zone, étendant la zone de 1815, créée elle-même sur le modèle de celle du Pays de Gex qu’avait instaurée Voltaire. Napoléon III trouva l’idée brillante et sauta sur l’occasion.
J’ai lu plus récemment que l’idée de la grande Zône eût en réalité germé d’abord dans l’esprit de l’avocat Jacquier, de Bonneville. Je pensais que Bonneville était plus franchement favorable au rattachement à la Suisse. Je ne sais ce qu’il en est exactement. J’ai seulement consulté les Archives diplomatiques, pour ainsi dire. Mais tout cela montre une vraie attraction des Savoyards vers la Suisse, et en même temps le sentiment que si les échanges économiques sont favorisés, il n’y a pas lieu d’en faire une question grave : l’enjeu n’était pas l’appartenance à une nation ou à une autre, je crois. La puissance française tendait à s’imposer par nature, comme s’impose une marée à un rivage.
Rémi Mogenet.
août
24
2009
Il y eut, en 1860, des Savoyards franchement hostiles à l’Annexion, et qui voulaient absolument rester avec le roi de Sardaigne – la dynastie – et le gouvernement de Turin. On a parlé de la noblesse, mais il pouvait plus généralement et plus spécifiquement s’agir des gens qui avaient réussi à s’imposer dans la capitale piémontaise du Royaume. Ce fut le cas en particulier de Germain Sommeiller, le célèbre ingénieur originaire de Saint-Jeoire, en Faucigny, qui créa la machine à percer les tunnels au moyen de l’air comprimé. L’épique percement du tunnel du Fréjus fut son œuvre. Or, il avait été – naturellement – commandé par le Roi – et les poètes de Chambéry eux-mêmes furent chargés de le louer. Sommeiller ne pouvait se séparer d’un État qui l’avait autant honoré, et, à l’Annexion, il choisit le Piémont. Ce qu’on avait le droit de faire, à condition de déménager.
Or, passant dans la vallée du Giffre aux alentours de 1930, l’écrivain vaudois Ramuz évoque les nombreuses maisons vides de Samoëns et des environs, et affirme qu’elles appartiennent aux familles qui ont choisi, en 1860, de rester les sujets du roi de Sardaigne en déménageant à Turin. Est-ce que Samoëns peut être estimé rempli d’une haute noblesse ou même de gens très en vue dans l’État dit sarde, je n’en suis pas persuadé.
Le fond de cette question, au-delà de l’attachement séculaire à la dynastie savoisienne, est probablement idéologique : le gouvernement de Turin, en 1860, était libéral et progressiste, tandis que celui de Napoléon III était conservateur et lié à l’Église catholique. Beaucoup de Savoyards attachés à la laïcité et au courant libéral ont en réalité préféré Turin à Paris, alors. Sommeiller appartenait précisément à cette catégorie de personnes.
(Cela ne l’a pas empêché de donner son nom à un lycée professionnel, à Annecy, où il a également une belle statue : la France, pour le coup, n’a pas été rancunière.)
Rémi Mogenet
août
17
2009
Cavour
Le chanoine Ducis (1819-1895) est un historien savoyard encore aujourd’hui reconnu, qui occupa des postes importants dans le duché de Savoie (il y dirigea notamment l’Enseignement). Après l’Annexion, il fut nommé responsable des Archives départementales de Haute-Savoie. A la fois patriote et catholique, il défendit la politique séculaire de la Maison de Savoie prise en tenaille entre la France, Genève et Berne.
Fut-il, en 1860, favorable à l’Annexion ? La plupart des membres du clergé savoyard, en tout cas, l’étaient. Ils regardaient Napoléon III comme le principal protecteur, en Europe, de l’Église catholique romaine. Car la politique “italienne” de Cavour revenait à s’emparer des États pontificaux et à faire de Rome la capitale d’un État laïque : le projet était celui de la monarchie dite sarde, qui voulait sauver son trône en épousant la cause des patriotes italiens.
Mais en 1877 (après, donc, l’instauration, en France, de la IIIe République et l’adoption de Rome comme capitale par l’Italie), dans un ouvrage sur l’histoire de la zone neutre (“Occupations, neutralité militaire et annexion de la Savoie”), Ducis eut contre la France des mots assez durs. Il reprocha notamment à ses représentants – et surtout aux journalistes parisiens – de brosser des Savoyards un portrait peu flatteur, faisant d’eux un peuple à demi barbare. Cela l’outrait, et il évoqua même des “tentations séparatistes” – qu’apparemment certes il désapprouvait, mais qu’il eut également l’air de comprendre !
Cependant, il continua à admettre que l’Église catholique (dont le rôle était central, dans l’administration de la Savoie avant 1860) n’avait pas eu à se réjouir de la politique de Turin. Sa fierté patriotique se mêlait à un respect de l’ordre établi, à une soumission à l’autorité légale – réputée voulue par Dieu. Je pense que beaucoup de Savoyards, à son époque, auraient pu se reconnaître en lui.
Rémi Mogenet.
août
10
2009
Peu avant l’Annexion, l’écrivain Jacques Replat (1807-1866) a rédigé une petite brochure sur la situation de la Savoie alors : je l’ai lue il y a quelques années aux Archives départementales de Haute-Savoie. Son contenu est important, parce que Replat a participé directement à l’Annexion et à ses modalités. Membre du Conseil municipal d’Annecy, il a fait partie de la délégation de Savoyards (secrètement suscitée par Napoléon III) qui se rendit à Paris pour demander que le Faucigny et le Chablais ne fussent pas donnés à la Suisse, comme Napoléon III l’avait promis à ses compatriotes helvètes (il était originaire du canton d’Argovie) : on voulait que la Savoie restât telle qu’elle était depuis 1815, que les Savoyards ne fussent pas divisés.
De fait, Replat fut un grand patriote, et chanta dans plusieurs romans et poèmes l’histoire et les légendes propres à la Savoie et à sa dynastie. Il fut en particulier le chantre de l’ancienne province du Genevois, dont Annecy était la capitale ; mais il célébra également les comtes de la Savoie médiévale.
Dans son petit livre, il ne se montre pas spécialement enthousiaste, face à la perspective de devenir français. Il la présente juste comme plus ou moins inéluctable, notamment pour des raisons culturelles : la langue française, qui est celle de Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, est aussi celle de François de Sales et Joseph de Maistre ; elle tire donc la Savoie vers la France.
Cependant, il ajoute que si le Piémont s’était montré moins arrogant et avait mieux traité les Savoyards, ceux-ci auraient certainement eu envie de rester avec Turin et la Maison de Savoie, et de rejoindre l’Italie bientôt unifiée.
Il est donc clair qu’aux yeux de Jacques Replat, ce n’est pas un sentiment ardent d’enthousiasme qui poussait la Savoie vers la France, mais la nécessité et même la fatalité. L’édification des grands ensembles nationaux – propre au XIXe siècle – ne lui laissait guère le choix…
Rémi Mogenet.
août
03
2009
Rodolphe Topffer
De nombreux voyageurs ont fait état des tracasseries administratives auxquelles ils étaient soumis en entrant dans la Savoie dite de la Restauration sarde, entre 1815 et 1860. L’écrivain genevois Rodolphe Töpffer (1799-1846), par exemple, raconte qu’étant, un soir, dans une auberge de Bonneville, il est dérangé en plein repas par des carabiniers qui lui demandent instamment son passeport – ainsi que celui des enfants qui l’accompagnent : car, directeur d’école, il voyageait en compagnie de ses élèves.
Plus significatif encore, l’écrivain dauphinois Alfred de Bougy (1814-1874), passant (en 1844) par Douvaine pour aller vers Thonon, est arrêté par des douaniers sardes qui fouillent ses affaires pour scruter notamment les « livres interdits », et les confisquer au besoin. De fait, la frontière n’était pas seulement économique. Les livres à tendance libérale, « anti-catholique » et révolutionnaire venaient de France, parfois de Suisse, et l’administration du Roi les empêchait soigneusement d’entrer en Savoie, où la population était tranquille mais aussi très surveillée. La censure était forte. Les prêtres extrêmement puissants, comme Stendhal lui-même le rapporta en 1837 : nous en avons parlé.
Alfred de Bougy ajoute que, à la sortie de Douvaine, les carabiniers visèrent son passeport en italien, et cela lui fait s’écrier que « les Savoyards n’ont même pas un gouvernement qui parle leur langue maternelle ! » Pourtant, à Turin, on parlait couramment le français, qui était langue officielle à côté de l’italien, et les actes administratifs devaient être traduits avant d’arriver dans le Duché. Mais la domination des Piémontais se faisait de plus en plus sentir, et la langue des visas le montre indéniablement.
Le poids de l’administration « sarde » était donc important, et on ne peut sans doute pas parler, dans la Savoie de cette époque, de sentiment général de liberté.
Rémi Mogenet.