jan 25 2010
Perceptions de l’Annexion aujourd’hui
Je voudrais à présent évoquer la manière dont est perçue, de nos jours, l’Annexion.
Le problème déjà se pose lorsqu’il s’agit de nommer l’événement. On croit volontiers que les mots doivent être absolument transparents, par rapport à ce qu’ils désignent, et on fait par conséquent la chasse à ceux qui semblent porter une émotion, de la subjectivité. Or, certains refusent qu’on utilise le mot Annexion, et lui préfèrent celui de Rattachement.
Malheureusement, le gouvernement français a lui-même, en 1860, dit et écrit Annexion sur les affiches qu’il a éditées. On peut donc dire qu’il a accepté que le mot soit utilisé ; il est difficile de comprendre pourquoi il aurait changé d’avis. Si c’est parce que le mot a acquis depuis une connotation péjorative, c’est sans doute parce que la chose ne s’est pas toujours passée de façon idéale ; mais alors, en quoi la connotation péjorative représenterait-elle mal la chose ? Ou veut-on dire que les annexions contemporaines à celle de la Savoie se passaient d’une façon généralement douteuse, tandis que celle de la Savoie s’est passée d’une façon irréprochable ? Mais comment est-ce possible, si le mot recoupe en réalité la même procédure ?
Peut-être qu’il y a l’idée que l’annexion de la Nouvelle-Calédonie, par exemple, était liée au colonialisme, tandis que la Savoie aurait retrouvé sa véritable patrie. Mais n’est-ce pas avoir des frontières une notion subjective, liée à des formes antiques dépassées ?
De toute façon, je n’ai pas le sentiment, moi, qu’en soi, une annexion soit forcément une chose mauvaise, même exprimée dans ce terme. Le tout est de ne pas donner le sentiment qu’on prend possession d’un territoire en assimilant les gens qui y vivent aux meubles, en quelque sorte : le tout est de donner le sentiment qu’on accorde à ces personnes les mêmes droits qu’à tous les citoyens libres d’une république libre, et qu’on a une conception universaliste du droit qui s’applique ensuite dans les faits. Il ne s’agit pas tant de prendre possession d’un territoire que de s’unir aux peuples qui lui sont liés. Car les dirigeants d’une République ne sont pas les propriétaires des territoires : ils sont eux-mêmes membres du Peuple, et ne sont au-dessus de personne. On s’unit donc à une population en joignant à l’ancien territoire celui où cette population vit. Comme je l’ai déjà dit, l’effacement de la frontière donnait le droit aux Français de se rendre librement au pied du mont-Blanc, et aux Savoyards de se rendre librement au pied de la tour Eiffel – même si, en 1860, elle n’existait pas encore !
Cependant, le terme d’annexion indique bien un rapport de force : Napoléon III intégrait bien des territoires, et la population qui y vivait tendait à n’avoir plus qu’à suivre. Le pacte d’Annexion disait bien que le roi de Sardaigne cédait à l’empereur des Français Nice et la Savoie – quoique sous réserve de l’accord de la population. Mais il faut noter qu’on n’entendait pas demander à celle-ci ce qu’elle voulait dans l’absolu, mais simplement si elle était d’accord pour intégrer la France. Les choses se sont produites principalement entre dirigeants, et la clause consistant à vérifier que la population était d’accord n’était pas une consultation désintéressée : dans les faits, elle conduisait non à un possible refus des Savoyards, au fond, mais à des négociations : Napoléon III était invité et même incité à offrir des cadeaux, en quelque sorte, aux Savoyards, pour que ceux-ci acceptent le changement de leur statut. Le roi de Sardaigne laissait simplement la possibilité aux Savoyards de négocier des avantages particuliers auprès de Napoléon III – ou un statut spécifique, ou au moins la garantie de leurs droits. Et c’est bien ainsi que Napoléon III s’est engagé à construire des infrastructures, à protéger l’Église catholique et à instaurer et respecter une zone franche à la frontière suisse.
Or, l’impression de certains, on le sait, est qu’au moins la IIIe République n’a pas tenu à respecter tous les engagements que Napoléon III avait été contraint de prendre. Ici, le sentiment peut aussi être une forme de solution de continuité de l’État. Et alors, les belles images qu’on peut projeter de l’unité de la nation française et de l’indivisibilité de la République apparaissent aussi comme une manière d’inviter la population à accepter les décisions des dirigeants. Et paradoxalement, l’unité nationale réelle tend alors à perdre, je crois, de son feu propre, de son âme vivante et spontanée. Ce problème vient peut-être de ce qu’on veut trop unir : lorsqu’on force des objets à se mêler trop intimement, des polarités naturellement opposées se font jour et tendent à détériorer ces objets. L’État doit rester souple, et ne pas chercher à imposer l’idéal, un idéal théorique. Si la Savoie a ses teintes spécifiques, il est vain de vouloir les lui retirer : on peut seulement attendre qu’elle intègre aussi en son sein les teintes spécifiques à la France séculaire. En tout cas, c’est mon avis.
Je pense du reste que c’est réellement un plus, un vrai apport, que l’accès à la culture française facilité en Savoie : je n’approuve pas le roi de Sardaigne d’avoir tendu à fermer culturellement les frontières – d’avoir interdit l’importation de livres venus de France ! Mais je n’approuve pas non plus la tendance à réprimer l’amour de la culture propre à la Savoie, qui peut ou a pu exister. Je suis favorable à une liberté totale, sur le plan culturel, et j’avoue qu’elle me semble même préférable, en soi, aux questions d’unité, car je crois que la seule vraie unité est celle qui s’accompagne de liberté : l’unité forcée qui conduit à l’uniformité est stérile, sur le plan humain. Elle ne crée qu’une illusion d’unité.
C’est bien la force de fraternité, qui peut et doit rapprocher les gens, et non l’autorité de l’État : l’État ne peut rapprocher que les corps ; la véritable unité vient de ce qu’on a pu aussi rapprocher les cœurs.
Rémi Mogenet.
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