fév 01 2010

Remerciements & adieux

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Clio, muse de l'Histoire, à laquelle je me suis voué durant cette chronique

Clio, muse de l'Histoire, à laquelle je me suis voué durant cette chronique

Le moment, chers lecteurs, est venu de nous quitter. C’est ici le dernier article d’une série que je suis content d’avoir réalisée, mais dont le sujet n’éveille plus en moi de nouveaux désirs, si j’ose m’exprimer ainsi : je ne vois pas ce que je pourrais ajouter.

J’ai essayé d’évoquer des aspects de l’Annexion qui n’étaient pas très connus, et qui sortaient avant tout des livres d’autrefois que j’avais pu lire.

Je n’ai pas voulu porter de jugement global trop net sur l’Annexion, car je pense que quand on saisit les faits de l’intérieur, qu’on les place dans son cœur, pour ainsi dire, et qu’on les laisse s’animer d’eux-mêmes, se joindre – ou au contraire se disjoindre – et se constituer en réseaux cohérents, tendant à l’unité, le jugement naît de ses forces propres : il relève soudain de l’évidence, selon moi.

Mon opinion, en effet, est que le jugement n’est pas une idée toute faite, ou créée de l’extérieur, qu’ensuite on plaque sur les choses : je crois que les choses portent en elles-mêmes leur valeur, laquelle se fait jour peu à peu, ou alors grâce à l’intuition des historiens, voire des poètes, ou simplement des philosophes. A partir du jugement qui au bout du compte éclôt spontanément de la végétation des faits, le politique agit : comme le comte de Savoie dans la Genève médiévale, il exécute ce qu’il faut exécuter (car on sait que le comte de Savoie a hérité de la charge du vidomnat, à Genève, qui lui permettait d’exécuter les décisions des juges liés à l’Évêque, auquel bien sûr revenait la souveraineté sur la cité). Je pense que l’historien met en place les faits, qui d’eux-mêmes créent le jugement, sur lequel, au fond – et s’il a bien fait son travail -, tout le monde est d’accord. Le bras du corps social – qui est le politique -, ensuite, n’a plus qu’à prendre les décisions qui s’imposent pour appliquer ce jugement. Qu’il le fasse de lui-même, ainsi que devaient le faire les bons princes d’autrefois, ou contraint par un programme sur lequel il est élu, n’y change finalement rien, l’élection étant surtout un moyen de surveiller les politiques, de veiller à ce qu’ils agissent conformément à ce que tout le monde admet comme juste, et non selon leurs intérêts propres – comme, il faut le reconnaître, les princes ont fini par le faire souvent : de fait, on pourrait déjà dire que Victor-Emmanuel II fut surtout mû par le souci de ses revenus, durant son règne !

Victor-Emmanuel II, dernier roi ayant gouverné la Savoie

Victor-Emmanuel II, dernier roi ayant gouverné la Savoie

Je voudrais remercier le créateur de ce blog, l’auguste Dahu – de légendaire mémoire -, de m’avoir proposé de le nourrir, car ce fut une expérience merveilleusement enrichissante, qui m’a aidé moi-même à avoir sur ces événements et sur la Savoie en général une vision à la fois plus profonde et plus globale, plus vaste.

Je dois remercier également les commentateurs, qui ont témoigné une affection ardente, en général, pour leur petite patrie – comme on disait autrefois – et m’ont amené à préciser à la fois ma pensée sur les événements et la conception que j’ai du rôle de l’historien, ou de celui qui scrute l’histoire pour en saisir le fond et l’essence, comme j’ai ici essayé de le faire. Peut-être eût-il été souhaitable que des intervenants regardant la réunion de la Savoie à la France d’un œil globalement favorable intervinssent aussi : pourquoi pas ? Je trouve que toutes les opinions devraient pouvoir s’exprimer harmonieusement, car jamais les choses ne sont tout d’une pièce. La vérité embrasse toutes les tendances, les bonnes et les moins bonnes, et l’avenir même ne peut, à mes yeux, être fondé que sur un équilibre de toutes les forces qui peuvent orienter le regard – et le tirent effectivement dans des directions différentes, dans les faits.

L’équilibre ne signifie pas la neutralisation de ces forces : il faut bien que certaines tendances soient mieux portées que d’autres par ce qu’on appelle le Sens de l’Histoire.

Isaac Asimov : le sens de l'Histoire

Isaac Asimov : le sens de l'Histoire

Quand on va vers un endroit nouveau, de fait, s’il ne faut pas aller trop vite, c’est parce qu’il faut regarder si les voies de droite ou de gauche ne pourraient pas être empruntées de préférence à celle qui continue tout droit ; et à la fin, il faut décider.

Quatre directions sont toujours possibles, en principe : car on peut aussi revenir en arrière.

Mais l’équilibre, c’est justement d’observer, de peser, et d’avancer en conservant avec soi sa raison et son jugement. Même une idée qui dès le départ a paru lumineuse doit pouvoir s’épurer, se corriger, se compléter par l’expérience : il faut, donc, continuer à la mouvoir au sein de sa pensée. Telle est en tout cas ma façon de voir. Notre éducation nous pousse à avoir des objectifs clairs, mais je crois qu’à cet égard, trop de clarté n’est pas souhaitable, parce qu’elle simplifie à l’excès les choses, et soit bloque le timide qui verra se dresser sur son chemin des obstacles, soit précipite sur ces mêmes obstacles le tempérament passionné. La souplesse doit demeurer maximale, afin de permettre l’adaptation, et le but doit rester lumineux sans arborer des formes trop délimitées. Cela lui ferait du reste perdre de son éclat, car la lumière ne demeure pas dans ce qui se cristallise trop. Le but, en devenant un objectif, perd de sa poésie, et cesse de rayonner dans l’âme…

But lumineux sans forme très précise : Rothko

But lumineux sans forme très précise : Rothko

C’est sur ces paroles qui se projettent sur l’avenir de façon plutôt vague – je le reconnais -, que j’aimerais achever cette chronique hebdomadaire.

Rémi Mogenet

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jan 25 2010

Perceptions de l’Annexion aujourd’hui

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Je voudrais à présent évoquer la manière dont est perçue, de nos jours, l’Annexion.

Le problème déjà se pose lorsqu’il s’agit de nommer l’événement. On croit volontiers que les mots doivent être absolument transparents, par rapport à ce qu’ils désignent, et on fait par conséquent la chasse à ceux qui semblent porter une émotion, de la subjectivité. Or, certains refusent qu’on utilise le mot Annexion, et lui préfèrent celui de Rattachement.

Malheureusement, le gouvernement français a lui-même, en 1860, dit et écrit Annexion sur les affiches qu’il a éditées. On peut donc dire qu’il a accepté que le mot soit utilisé ; il est difficile de comprendre pourquoi il aurait changé d’avis. Si c’est parce que le mot a acquis depuis une connotation péjorative, c’est sans doute parce que la chose ne s’est pas toujours passée de façon idéale ; mais alors, en quoi la connotation péjorative représenterait-elle mal la chose ? Ou veut-on dire que les annexions contemporaines à celle de la Savoie se passaient d’une façon généralement douteuse, tandis que celle de la Savoie s’est passée d’une façon irréprochable ? Mais comment est-ce possible, si le mot recoupe en réalité la même procédure ?

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Peut-être qu’il y a l’idée que l’annexion de la Nouvelle-Calédonie, par exemple, était liée au colonialisme, tandis que la Savoie aurait retrouvé sa véritable patrie. Mais n’est-ce pas avoir des frontières une notion subjective, liée à des formes antiques dépassées ?

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De toute façon, je n’ai pas le sentiment, moi, qu’en soi, une annexion soit forcément une chose mauvaise, même exprimée dans ce terme. Le tout est de ne pas donner le sentiment qu’on prend possession d’un territoire en assimilant les gens qui y vivent aux meubles, en quelque sorte : le tout est de donner le sentiment qu’on accorde à ces personnes les mêmes droits qu’à tous les citoyens libres d’une république libre, et qu’on a une conception universaliste du droit qui s’applique ensuite dans les faits. Il ne s’agit pas tant de prendre possession d’un territoire que de s’unir aux peuples qui lui sont liés. Car les dirigeants d’une République ne sont pas les propriétaires des territoires : ils sont eux-mêmes membres du Peuple, et ne sont au-dessus de personne. On s’unit donc à une population en joignant à l’ancien territoire celui où cette population vit. Comme je l’ai déjà dit, l’effacement de la frontière donnait le droit aux Français de se rendre librement au pied du mont-Blanc, et aux Savoyards de se rendre librement au pied de la tour Eiffel – même si, en 1860, elle n’existait pas encore !

Cependant, le terme d’annexion indique bien un rapport de force : Napoléon III intégrait bien des territoires, et la population qui y vivait tendait à n’avoir plus qu’à suivre. Le pacte d’Annexion disait bien que le roi de Sardaigne cédait à l’empereur des Français Nice et la Savoie – quoique sous réserve de l’accord de la population. Mais il faut noter qu’on n’entendait pas demander à celle-ci ce qu’elle voulait dans l’absolu, mais simplement si elle était d’accord pour intégrer la France. Les choses se sont produites principalement entre dirigeants, et la clause consistant à vérifier que la population était d’accord n’était pas une consultation désintéressée : dans les faits, elle conduisait non à un possible refus des Savoyards, au fond, mais à des négociations : Napoléon III était invité et même incité à offrir des cadeaux, en quelque sorte, aux Savoyards, pour que ceux-ci acceptent le changement de leur statut. Le roi de Sardaigne laissait simplement la possibilité aux Savoyards de négocier des avantages particuliers auprès de Napoléon III – ou un statut spécifique, ou au moins la garantie de leurs droits. Et c’est bien ainsi que Napoléon III s’est engagé à construire des infrastructures, à protéger l’Église catholique et à instaurer et respecter une zone franche à la frontière suisse.

Le roi Victor-Emmanuel II

Le roi Victor-Emmanuel II

Or, l’impression de certains, on le sait, est qu’au moins la IIIe République n’a pas tenu à respecter tous les engagements que Napoléon III avait été contraint de prendre. Ici, le sentiment peut aussi être une forme de solution de continuité de l’État. Et alors, les belles images qu’on peut projeter de l’unité de la nation française et de l’indivisibilité de la République apparaissent aussi comme une manière d’inviter la population à accepter les décisions des dirigeants. Et paradoxalement, l’unité nationale réelle tend alors à perdre, je crois, de son feu propre, de son âme vivante et spontanée. Ce problème vient peut-être de ce qu’on veut trop unir : lorsqu’on force des objets à se mêler trop intimement, des polarités naturellement opposées se font jour et tendent à détériorer ces objets. L’État doit rester souple, et ne pas chercher à imposer l’idéal, un idéal théorique. Si la Savoie a ses teintes spécifiques, il est vain de vouloir les lui retirer : on peut seulement attendre qu’elle intègre aussi en son sein les teintes spécifiques à la France séculaire. En tout cas, c’est mon avis.

Je pense du reste que c’est réellement un plus, un vrai apport, que l’accès à la culture française facilité en Savoie : je n’approuve pas le roi de Sardaigne d’avoir tendu à fermer culturellement les frontières – d’avoir interdit l’importation de livres venus de France ! Mais je n’approuve pas non plus la tendance à réprimer l’amour de la culture propre à la Savoie, qui peut ou a pu exister. Je suis favorable à une liberté totale, sur le plan culturel, et j’avoue qu’elle me semble même préférable, en soi, aux questions d’unité, car je crois que la seule vraie unité est celle qui s’accompagne de liberté : l’unité forcée qui conduit à l’uniformité est stérile, sur le plan humain. Elle ne crée qu’une illusion d’unité.

C’est bien la force de fraternité, qui peut et doit rapprocher les gens, et non l’autorité de l’État : l’État ne peut rapprocher que les corps ; la véritable unité vient de ce qu’on a pu aussi rapprocher les cœurs.

Rémi Mogenet.

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jan 18 2010

Bilan II : le point de vue français sur l’Annexion

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Dans ce second bilan, je voudrais revenir sur la manière dont les Français, ainsi que les Genevois, ont ressenti l’annexion de la Savoie.

 

Mont-Blanc

Mont-Blanc

Le pays du mont-Blanc avait acquis un prestige considérable, notamment grâce aux Genevois ou aux Anglais qui, partis de Genève, l’avaient exploré, au XVIIIe siècle, et avaient même conquis le toit de l’Europe, puisque c’est sous l’impulsion en particulier d’Horace-Bénédict de Saussure que les Savoyards Balmat et Paccard l’ont gravi, les premiers dans l’histoire recensée de l’humanité. Or, les récits de H.-B. de Saussure ont ensuite eu un succès considérable, et tous les voyageurs désireux de visiter la Savoie auront par la suite avec eux, si ce n’est les écrits de cet illustre géologue, au moins ceux d’autres Genevois qui auront repris ou complété ses remarques.

 

Jacques Balmat et Horace-Bénédict de Saussure

Jacques Balmat et Horace-Bénédict de Saussure

En 1860, les Français furent donc particulièrement fiers de pouvoir intégrer dans leur territoire cette montagne, et Napoléon III ne risquait pas de la laisser échapper en l’abandonnant aux Suisses, comme il le leur avait promis. Il fit tout pour le conserver.

Ce fut, pour les Genevois, une déception profonde. Ils exprimèrent clairement leur amertume. Or, derrière eux, ils avaient les Anglais, qui détestaient Napoléon III, et poussaient Berne à exiger l’exécution de la promesse qu’il avait faite de lui laisser le Faucigny et le Chablais.

 

Lamartine

Lamartine

Même si le mont-Blanc focalisait tous les désirs, le reste de la Savoie, naturellement, fut apprécié aussi. J’ai évoqué le lac d’Annecy ; j’aurais pu évoquer celui du Bourget, chanté jadis par Lamartine ; le Salève, rendu célèbre par sa proximité avec Genève ; et les bords du Léman, que Lamartine également chanta. Quant à Chambéry, Rousseau en avait fait un vibrant éloge.

La Savoie apparaissait comme une Suisse du sud. Victor Hugo même ne cessa jamais de la présenter comme un jardin béni des cieux !

Mais si le pays, en tant qu’ensemble physique, charmait, et même enthousiasmait, ses habitants et leur culture propre suscitaient des sentiments plus partagés. Dans la presse officielle, proche de l’Empereur, on se réjouissait, apparemment, de s’attacher un peuple qui avait compté parmi ses enfants François de Sales, Vaugelas et les frères de Maistre ; mais la presse parisienne moins directement liée au pouvoir se gaussait, de son côté, des paysans miséreux de Savoie, des montreurs de marmottes et des ramoneurs. Le souvenir de la princesse Clotilde, fille de Victor-Emmanuel II qui avait épousé le cousin de Napoléon III, Jérôme Bonaparte, pour préparer justement l’alliance entre la France et le Piémont – et, par là-même, l’annexion de la Savoie -, demeurait dans les mémoires, et il n’était pas reluisant : cette princesse n’avait rien d’une élégante, étant très pieuse et peu gracieuse – peu jolie, même. Ne l’avait-on pas surnommée la reine des marmottes ? Cela ressemble à un conte, et cela peut être pris en bonne part ; à mes yeux, l’image même de lutins qu’ont les ramoneurs, avec leurs bonnets et leurs ceintures rouges, a aussi sa poésie, son charme : dans plusieurs romans français, ils furent apparentés aux esprits domestiques de la maison, aux bons génies des familles. N’est-ce pas, aussi, un petit Savoyard dénué de tout qui provoque providentiellement la conversion de Jean Valjean au Bien, dans Les Misérables de Victor Hugo ?

Marie-Clotilde de Savoie

Marie-Clotilde de Savoie

Pour autant, la culture propre aux Savoyards, faite de piété quasi mystique, et d’un extérieur plutôt humble et modeste, ne trouvait pas vraiment grâce aux yeux d’une aristocratie parisienne éprise de faste et d’urbanité, d’élégance, de mode et de mœurs libres.

Les premiers préfets envoyés dans les deux départements de Savoie, eux-mêmes, se plaindront de n’être pas accueillis à bras ouverts par la bonne société locale, de n’être pas invités à dîner par les meilleures familles : les mœurs des Savoyards leur apparaissaient comme austères, ou peu dégrossies.

Mais la Savoie est un pays aux limites de la France et de deux pays étrangers, d’une part ; et, d’autre part, en tant que pays de montagnes où la vie n’est guère possible, elle est aux confins du monde humanisé, aux portes de la nature livrée à elle-même. Cette double caractéristique est à prendre en bloc, comme sont à prendre en bloc à la fois le paysage et les gens qui y vivent.

 

Lune sur mer en Polynésie

Lune sur mer en Polynésie

La Savoie est un peu comme une île lointaine, d’un certain point de vue : elle ouvre sur l’ailleurs ; or, l’on ne doit pas s’ouvrir seulement sur un ailleurs abstrait, qui est celui des pays lointains : l’ailleurs des confins de la France même engage aussi le devoir de s’ouvrir au monde qu’a l’être humain.

C’est en tout cas mon avis.

Rémi Mogenet.

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jan 11 2010

Bilan I : le point de vue des Savoyards

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Le moment est venu de faire le bilan de cette chronique que je m’étais engagé à produire au travers de trente articles : il s’agit en effet du 27e.

Je ferai en réalité deux bilans : cette semaine, je récapitulerai les sentiments des Savoyards, en traçant à cet égard des lignes de force ; la semaine prochaine, je ferai pareil pour les sentiments des Français à l’égard de la Savoie et son annexion à la France. J’évoquerai également les sentiments des Suisses, et en particulier des Genevois, qui fait écho en grande partie à celui des puissances non impliquées directement par l’événement, alors.

 

Saint-Empire

Saint-Empire

On a compris que, sur le plan économique, les Savoyards, en 1860, se sentaient à l’étroit. La fin des relations privilégiées avec les Allemagnes depuis la Révolution française en 1789 et la dissolution du Saint-Empire romain germanique en 1806, puis la fermeture de la frontière avec la France et avec Genève en 1815, ont grandement frustré les Savoyards sur le plan commercial, et les ont privés de débouchés importants. Ils continuaient à émigrer en masse vers la France, en particulier Paris et Lyon, mais ils étaient reconduits régulièrement à la frontière.

Dans le nord de la Savoie, Genève et la Suisse représentaient néanmoins un appel d’air important.

Armoiries du Faucigny

Armoiries du Faucigny

Sur le plan émotionnel, il n’est pas tout à fait exact que, comme l’a dit le regretté Claude Castor dans son ouvrage sur le Faucigny, les sentiments aient, jusque dans le nord du Duché, été entièrement favorables à la France, la Suisse n’attirant les cœurs que pour l’argent. En fait, la France attirait aussi pour ses débouchés économiques, pour l’argent, et la Suisse attirait aussi pour des raisons sentimentales, ou morales. Depuis toujours, le Faucigny est lié à Genève : les seigneurs de Faucigny sont issus des comtes de Genève ; les évêques de Genève les plus prestigieux étaient souvent de cette maison de Faucigny ; le Faucigny a été imprégné de l’histoire du tourisme mené depuis Genève, et qui a accompagné l’essor de la philosophie des Lumières. Mieux encore, la démocratie genevoise et plus généralement suisse a souvent suscité des désirs, en Savoie du nord, et il en était ainsi depuis l’époque où la Suisse avait pris son indépendance vis-à-vis des princes du Saint-Empire. On peut citer à cet égard la révolte des Robes Rouges, menée, au XVe siècle, par des paysans de Megève qui s’inspiraient des magistrats souverains de Berne et des autres cités de la Confédération helvétique.

Armoiries de Chambéry

Armoiries de Chambéry

Cela dit, c’est bien une même aspiration vers la démocratie qui a conduit nombre de Savoyards à se rattacher à la Révolution française, puis, par conséquent, à l’empire napoléonien. Or, le souvenir en était resté vif, et plus on s’éloignait de la Suisse, moins le modèle bernois ou genevois était prégnant.
Or, le sentiment patriotique interne à l’ensemble du Duché s’était bien développé, au cours des siècles. Il existait un vrai sentiment d’unité, et les Savoyards qui se sentaient liés à la Suisse plus qu’à la France existaient, mais, en nombre, ils demeuraient, je pense, minoritaires. Au-delà du Faucigny, du Chablais et des Usses, le sentiment favorable à la Suisse s’estompait, ou du moins se diluait fortement. Et le centre de la Savoie demeurait Chambéry, davantage liée à Lyon et à Grenoble : car le Duché était assez centralisé, en lui-même. La Savoie était donc plutôt destinée à basculer d’un bloc vers telle ou telle nation.

En outre, le sentiment catholique restait fort, et Napoléon III le soutenait davantage que Turin, Berne ou Genève : le fait est évident, et il y a peu à en dire, mais c’est justement parce qu’il a eu un poids considérable. L’Église catholique romaine, en Savoie, avait conservé une autorité énorme.

Enfin, l’aspiration des Italiens à l’unité italianisait et unifiait culturellement et linguistiquement l’ensemble du territoire concerné, et la Savoie, qui appartenait fondamentalement à la francophonie, ne se sentait justement pas concernée : elle n’avait pas vraiment sa place dans cet ensemble nouveau.

Massif du mont-Blanc

Massif du mont-Blanc

Remarquons cependant que la Suisse romande appartient elle aussi à la francophonie. Ce n’est pas sous cet angle qu’il faut penser le rattachement ou la réunion avec la France de façon exclusive, sans aucun legs à la Suisse. Je pense que c’est le sentiment patriotique savoyard qui a joué à plein, à cet égard, et que la France lui doit au premier chef d’avoir pu annexer aussi le nord de la Savoie – qui comprend le pays du mont-Blanc, symbole pourtant si important à Paris en 1860 : c’est un paradoxe.

On peut en conclure que le particularisme savoyard fut une condition nécessaire à sa réunion à la France, aussi surprenant cela paraisse-t-il. Mais pour une région située à la périphérie du territoire national, et en bordure de deux pays étrangers, cela n’a rien que de très logique, si on y réfléchit bien !

Rémi Mogenet.

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jan 04 2010

L’essor d’Annecy autour de 1860

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Il faut avouer qu’Annecy bénéficia d’une façon importante de l’Annexion et plus généralement de la France – et cela, même sans tenir compte de la période des ducs de Genevois-Nemours, que j’ai déjà évoquée à propos de Vaugelas.

Custine

Custine

Dès avant l’Annexion, deux écrivains français ont parlé d’Annecy de manière à la faire connaître en France avantageusement : Astolphe de Custine (1790-1857) et Eugène Sue (1804-1857).

Le premier est l’auteur d’un des seuls poèmes qui aient été composés par un étranger, parmi ceux qui établissent un lien entre le lac d’Annecy et l’Être divin, sur le modèle de ce que fit Lamartine pour le lac du Bourget ou même le Léman ; son œuvrette se terminait en effet par ces vers :

Loin des froides beautés d’un monde qui grimace,
Cest l’image de Dieu qui se peint sur ta glace.

Certes, les Savoyards François de Sales et, surtout, Jacques Replat chantèrent en abondance le merveilleux lac annécien, y plaçant des rêveries mystiques et un monde de fées et de créatures magiques inoubliable. Mais Jacques Replat n’eut pas de succès en dehors de sa petite patrie de Savoie et les écrits de François de Sales sur Annecy ou d’autres lieux de la Savoie demeurèrent peu connus à l’étranger, étant issus de sa correspondance privée.

Eugène Sue

Eugène Sue

L’autre écrivain fameux à Paris et plus généralement en France qui parla abondamment d’Annecy et chanta ses louanges avant l’Annexion, c’est Eugène Sue. Il y avait pris demeure pour échapper au régime de Napoléon III, mais il fit véritablement œuvre de publicitaire excellent, de 1851 – date de son installation à Annecy-le-Vieux -, à 1857, date de sa mort. La préface à son roman Cornélia d’Alfi (1852) est une présentation élogieuse d’Annecy et de son lac, présenté comme un lac suisse mais sans les touristes et la cherté du pays helvétique. Sue évoque les coutumes agricoles locales, l’industrie, et la culture, ayant rencontré Jacques Replat et les autres membres de l’Académie florimontane. Il produisit même un poème, sur sa maison d’Annecy-le-Vieux et le lac qui s’étend non loin, et dans Cornélia d’Alfi, plusieurs descriptions du lac et des montagnes qui l’environnent en créent une image très charmante.

Napoléon III ne fut pas rancunier : tout au contraire, au lendemain de l’Annexion, il voulut lui aussi se présenter comme un bienfaiteur d’Annecy, cherchant peut-être à faire figure de prince magnanime, ou simplement à faire oublier Sue à son profit, comme si une concurrence s’était établie entre les deux pour savoir qui aurait le plus de bienveillance pour la vieille capitale du Genevois !

Impératrice Eugénie

Impératrice Eugénie

Il fit ainsi de la noble cité lacustre le chef-lieu d’un département dont les limites rappelaient directement celles du département du Léman, qu’avait créé son oncle Napoléon Ier, quoique le chef-lieu en fût Genève, et il chercha à lui donner du lustre aussi en encourageant son épouse Eugénie à se dire folle d’Annecy : l’hôtel Impérial fut construit pour elle ; la mode, à Paris, fut lancée.

Préfecture d'Annecy

Préfecture d'Annecy

Napoléon III fit aussi bâtir une jolie préfecture dans le pur style français : elle ressemble à un château du centre ou du nord de la France. Le préfet y serait précisément une sorte de seigneur provincial à la française !

Quoi qu’il en soit, par la suite, le succès d’Annecy fut constant. Les écrivains français en vue à cette époque ont chanté la ville, le lac, y sont passés, s’y sont baignés : sous la IIIe République – qui inconsciemment suivait un mouvement initié par Napoléon III – Annecy fut très en vue.

Il faut savoir qu’après 1815, Annecy, qui n’avait presque rien été sous la Révolution et le Ier Empire, n’était plus qu’une petite cité à demi ruinée. Charles-Albert l’avait développée dès 1845, l’Académie florimontane y était renée de ses cendres, et, sans doute, les Annéciens eux-mêmes avaient commencé à bien redresser la tête, mais il faut avouer qu’après 1860, grâce au tourisme venu de France, une ère nouvelle commença.

Comme à Chamonix, Napoléon III tint ses promesses, globalement : il joua le jeu auquel il s’était engagé auprès des Savoyards.

Rémi Mogenet.

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déc 28 2009

Les marquis Costa de Beauregard et la France éternelle

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Charles-Albert Costa de Beauregard

Charles-Albert Costa de Beauregard

Je ne sais plus où j’ai lu que lors de la réception de l’historien et écrivain savoyard Charles-Albert Costa de Beauregard (1835-1909) à l’Académie française, en 1896, des voix se sont aussitôt élevées contre cet accueil favorable fait à un homme qui était l’héritier d’une famille liée autrefois de près au roi de Sardaigne, et qui avait si souvent combattu la France dans l’armée de la Maison de Savoie. On rappela toutes les batailles concernées, et on s’offusqua.

A vrai dire, cela ressemble assez à la protestation contre le dernier Prix Goncourt, dont l’heureuse lauréate avait auparavant critiqué d’une façon acerbe le gouvernement actuel : on se souvient qu’un élu de la région parisienne s’est plaint qu’un prix national, symbolisant la tradition française dans toute sa splendeur, pour ainsi dire, a pu être décerné à une dame ayant maltraité aussi vigoureusement le gouvernement français.

Cela reste bien sûr marginal, et la plupart des gens ont jugé cette intervention plutôt grotesque, mais cela montre comment certains ont pu avoir du mal à accepter l’intégration des Savoyards dans l’auguste nation de France, même après l’Annexion. Car le fond de l’affaire est aussi que la dame qui a eu le dernier prix Goncourt a un nom d’origine africaine, qu’elle tient de son père. Et à vrai dire, Charles-Albert Costa de Beauregard ne laissa pas de combattre vaillamment contre la Prusse, en 1870, et on ne le repoussa pas : il fut bien élu à l’Académie française. Tout comme Marie N’Diaye, de son côté, a pu garder son prix, cela va de soi !

Louis XI

Louis XI

Cela dit, les sources de cette défiance, vis-à-vis des Savoyards, sont lointaines. On trouve chez Brantôme (1540-1614), à la fin du XVIe siècle, que le roi Louis XI se méfiait de son épouse, Charlotte de Savoie, parce qu’elle était de nation bourguignonne : on n’entendait pas par là étrangère, comme les savants qui annotent aujourd’hui Brantôme le prétendent, mais issue de l’ancien royaume de Bourgogne, dont la Savoie était la continuation. De fait, les guerres entre le royaume de France et celui de Bourgogne avaient été profondes et durables, et une chanson de geste en dialecte du Dauphiné (et tout particulièrement du pays viennois) datant du XIIe siècle, Girart de Roussillon, en fait état, en prenant parti pour les Bourguignons qui s’étaient battus contre le roi de France Charles le Chauve. Or, les princes de Savoie y sont évoqués par allusions, et ils sont bien sûr liés, par le sang même, à Girart de Roussillon, le chef de la Bourgogne. La différenciation entre les Français et les Savoyards ou leurs ancêtres bourguignons est donc très ancienne. Le royaume de Bourgogne n’a pas été par hasard intégré dans son entier au Saint-Empire, lors du partage des fils de Louis le Pieux…

François Mitterrand

François Mitterrand

Inversement, François Mitterrand, bien au fait de l’histoire de France, et dont la culture s’enracinait dans la tradition de la France dite centrale, n’hésita pas à déclarer que si les deux départements savoyards n’avaient pas voté pour lui, en 1988, c’est parce que la Savoie, ce n’était pas vraiment la France. Ce n’était peut-être qu’une boutade, mais elle en disait long sur une conception de la France liée à un sens social fondamental, et dont l’individualisme alpin – plus typique de la Suisse, ou des pays allemands – se démarque, au fond.

Par delà ce qui subsiste de l’ancienne France, de cette ancienne France des rois de France qui s’est constituée autour de la personne même du Roi, il existe bien sûr la République, à vocation universaliste, et établissant l’égalité de tous les citoyens. Mais il n’en demeure pas moins que la Savoie n’a jamais été intégrée au royaume de France de façon durable, et qu’elle n’a connu la France qu’à travers cet universalisme de principe qui fut celui de l’Empire et est encore celui de la République. Que la Savoie ait eu ses propres princes, avant son insertion dans la République ou l’Empire, la met culturellement en marge, et c’est tout ce qu’exprima le rejet dont fit l’objet, au nom de tous ses ancêtres marquis, Charles-Albert Costa de Beauregard.

Rémi Mogenet.

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déc 21 2009

La conquête de Chamonix au lendemain de l’Annexion

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Théophile Gautier

Théophile Gautier

Une des promesses faites aux Savoyards par Napoléon III, à l’Annexion, était de construire des infrastructures modernes, et en particulier des routes, en Savoie. Or, Théophile Gautier (1811-1872), en 1862, vient à Chamonix, et évoque justement la route que Napoléon III est en train de bâtir pour permettre un accès plus facile à cette vallée d’où l’on peut gravir le mont-Blanc.

Eugène Labiche

Eugène Labiche

D’ailleurs, l’Annexion a provoqué la venue à Chamonix de nombreux Français. Le dramaturge Eugène Labiche (1815-1888) s’en est fait l’écho, dans Le Voyage de M. Perrichon, pièce qui a été créé justement en 1860, comme pour célébrer l’intégration du massif du mont-Blanc dans le territoire national : on se souvient que Perrichon, digne bourgeois originaire des environs de Paris, chante les glaciers de Chamonix en termes pompeux et comiques, se prenant pour un héros de l’alpinisme moderne. Les Savoyards sont, dans cette pièce, des guides et des hôteliers : leur rôle est clair. Il est d’accueillir les touristes parisiens. Ce dont ils s’acquittent avec bonne grâce, dans le texte.

Labiche n’avait rien d’un écrivain rebelle au régime. Et quand au lendemain de l’Annexion Gautier vint lui aussi à Chamonix, il raconta son voyage au sein d’un feuilleton destiné à paraître dans la presse parisienne. Or, il ne cesse de s’y extasier des merveilles qu’il distingue dans le paysage, et d’y voir comme le reflet du monde divin, plaçant l’image du Christ sur le Thabor ici, des anges là, des forteresses de géants ailleurs : il crée un monde fabuleux, et ses lecteurs ne pouvaient qu’être attirés par le mont Blanc et ses abords, une fois intégrées ces figures incroyables.

Jules Michelet

Jules Michelet

Le grand historien patriotique Jules Michelet (1798-1874) se fendra lui aussi d’un récit de voyage à Chamonix, en 1867 : il veut sans doute, par là, intégrer symboliquement la Savoie à la France – comme pour y marquer son territoire, car il était considéré comme l’historien, par excellence, de la Nation. Or, lui aussi est plein d’extase et d’exaltation, lui aussi évoque des géants, des fées, des figures fabuleuses, des mystères profonds liés à la montagne, aux glaciers, aux gouffres. Tout l’émerveille et l’enthousiasme, tout déclenche en lui des torrents d’hyperboles et d’images grandioses…

On ne peut pas dire que la France n’a pas joué le jeu du tourisme, plus ou moins consciemment : en faisant du mont-Blanc un mythe vivant, de Chamonix et de la haute vallée de l’Arve un pays au sein duquel les traces des êtres divins ou mythologiques sont clairement perceptibles, les écrivains ont en quelque sorte placé mille idoles éblouissantes le long des routes que faisait, pendant ce temps, construire Napoléon III ! La dynamique d’un tourisme de masse fut instituée précisément de cette manière. Car si les élites se rendaient au pied du mont-Blanc, le reste du monde, pour ainsi dire, allait dans ses parages: les Alpes devenaient une destination magique, un moyen d’épanouissement intérieur.

On ne peut pas dire que Chamonix, en tout cas, n’en profita pas. Car même si le tunnel du mont-Blanc met davantage en danger le tourisme – et, plus directement, la santé des habitants de la vallée de l’Arve, par la pollution des camions -, il ne fut pas construit au lendemain de l’Annexion, mais près de cent ans plus tard…

Rémi Mogenet.

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déc 14 2009

Les hésitations de François de Sales

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Charles-Emmanuel Ier, le Grand

Charles-Emmanuel Ier, le Grand

Le duc de Savoie Charles-Emmanuel Ier, en guerre larvée contre le roi de France Henri IV, trouva un jour que François de Sales était trop proche de celui-ci : on sait qu’il s’était rendu à Paris, où il avait eu un certain succès, que le roi de France lui proposa l’évêché de Paris, et qu’il le refusa, disant qu’il voulait demeurer parmi ses chères montagnes.

Or, à son maître, l’évêque titulaire de Genève répliqua en renouvelant sa soumission et sa fidélité : Je suis savoisien, s’écria-t-il, et je ne serai jamais autre chose.

On pourrait résumer, somme toute, le sentiment des Savoyards vis à vis de la France, tout au long des siècles, par cette position partagée et ambiguë de François de Sales même. Il écrivit ses livres en français, notamment pour qu’ils fussent compris des dames – qui n’étudiaient pas le latin -, et pour répandre la dévotion jusque dans la vie profane, voulant sortir le mysticisme chrétien du cercle restreint des religieux. On l’accusa d’ailleurs d’avoir mis, en langue vulgaire, et donc à la portée de tous, de profonds mystères, d’essence initiatique : allusion probable aux imaginations qu’il conseillait, permettant de se représenter soi-même guidé par un ange sur un chemin situé entre le paradis – en haut – et l’enfer – en bas. Il encourageait les dévots à se créer un monde intérieur, et cette tendance mystique ne fut pas toujours bien vue : Jeanne Guyon, par exemple, avait été marquée par sa lecture des ouvrages de François de Sales, mais elle fut finalement mise à la Bastille : on jugeait ses voies trop peu orthodoxes.

François de Sales

François de Sales

Si François de Sales rédigea ses ouvrages en français, c’est sans doute en partie parce qu’ils étaient adressés à des dames françaises.

L’Introduction à la vie dévote, par exemple, était destinée à une dame normande qui, après son mariage, s’était installée près de Bonneville… Et puis le diocèse de François de Sales était lié au duché de Genevois-Nemours, avec lequel il se recoupait presque ; or, on a vu, à propos de Vaugelas, que ce duché entretenait des liens avec Paris. De toute façons, cela faisait longtemps que le français était la langue de la Cour, en Savoie.

Saint Anselme de Cantorbéry

Saint Anselme de Cantorbéry

D’un autre côté, François de Sales se défiait réellement de la France, dont il jugeait les mœurs relâchées, peu propres à la dévotion : il était à cet égard très attaché à la simplicité de nos montagnes et du peuple qui y vivait, lequel il estimait spontanément tiré vers le bien, même si cette bonne nature de départ devait à ses yeux être sanctifiée par la religion, et l’enseignement de l’Église. Il était tout à fait patriote, aimant à évoquer les saints de nos montagnes. Il évoqua notamment saint Bernard de Menthon, plus souvent encore saint Anselme de Cantorbéry – originaire d’Aoste -, et il chercha constamment à faire au moins béatifier Pierre Favre, qui était des environs de Thônes. Il conseillait de toutes façons même à ses disciples d’Orléans de se rattacher toujours, en pensée, aux saints patrons du diocèse auquel ils appartenaient. Sur le plan culturel, on ne pouvait pas faire plus hostile au centralisme : la religion, pour lui, devait aussi être locale dans son expression.

Le lien avec la culture française, mais avec un fort attachement à la Savoie et à sa culture propre – la recherche, dans cet esprit, d’une forme d’autonomie donnant un cadre à sa spécificité -, c’est ce qui caractérise certainement les Savoyards en général, et qui fut très sensible chez François de Sales en particulier. La Savoie est certainement une partie de la francophonie, mais son degré de fusion avec la tradition spécifiquement française n’a rien d’absolu, et fait régulièrement l’objet d’une appréciation critique. L’équilibre, à cet égard, semble lui-même devoir rester mouvant, et donc, la nécessité apparaît de rester toujours souple, sur le plan institutionnel. Si les sentiments et les pensées des Savoyards au cours des siècles devaient dégager une ligne de force, on dirait que le lien avec la France est recherché, certes, mais que la dissolution en elle est rejeté : il s’agit d’intégrer un ensemble vaste sans perdre son âme.

Rémi Mogenet.

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déc 07 2009

La notion de rattachement et la date de 1792

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Joseph de Maistre

Joseph de Maistre

On sait que la notion de rattachement de la Savoie à la France en 1860 s’appuie sur l’intégration de la Savoie à la France révolutionnaire, en 1792. Sur les circonstances exactes de ce rattachement du peuple savoisien (comme on disait alors), représenté par l’Assemblée des Allobroges, on pourrait faire de nombreux articles, mais deux lignes de force apparaissent. La première est purement conjoncturelle, comme cela apparaît si souvent lors des échanges de territoires entre États: les émigrés français installés en Savoie après 1789 se sont montrés si arrogants, si débauchés – si malhonnêtes, aussi -, qu’une partie du peuple de Chambéry, notamment, fut trop heureux de pouvoir se rattacher à la République française: cela permettrait de chasser ces nobles insupportables.

De fait, lorsqu’on lit Rousseau ou Lamartine, il apparaît que la noblesse de Savoie était assez proche de la population, plus que ne l’était la noblesse française, qui était pleine de superbe. A cet égard, la noblesse savoyarde ressemblait parfois à celle de Bretagne. A la différence près qu’elle n’était pas entrée en conflit ouvert avec le Roi. Son influence pouvait donc s’exercer assez librement.

Cependant, malgré les réformes que constituaient l’imposition des nobles et la création du cadastre, beaucoup de gens aspiraient à davantage de liberté. Près de Genève, l’influence de la cité de Calvin fut à cet égard importante. Mais les idées libérales se répandaient aussi à Chambéry, par l’intermédiaire par exemple des loges maçonniques.

Sénat de Savoie

Sénat de Savoie

Il y eut également, en profondeur, un sentiment d’humiliation, vis-à-vis de Turin, dès avant la Révolution : les Savoyards étaient blessés par l’influence grandissante des Piémontais, alors que Chambéry conservait une prééminence théorique. Joseph de Maistre par exemple se plaignit que la loge maçonnique mère de Chambéry reçût de plus en plus de directives de Turin, où se trouvaient l’aristocratie financière et la haute administration. Car Joseph de Maistre eut le titre d’orateur, au sein de la loge maçonnique chambérienne à laquelle il appartenait. Au Sénat de Savoie, dont il était membre, il se plaignait, dans ses discours de rentrée, de l’éloignement du pouvoir vis-à-vis du peuple, et en particulier, que ce pouvoir fût exercé sur la Savoie depuis le Piémont. Il fut longtemps jugé extrêmement libéral par le gouvernement central. Même après la Révolution, il demanda au roi Louis XVIII la permission de pouvoir se considérer comme un de ses sujets. Des prémices du rejet de l’Italie qui s’exprima en Savoie en 1859, avec le refus des députés savoyards du parlement de Turin de voter l’emprunt de guerre contre l’Autriche, étaient déjà présents à la fin du XVIIIe siècle.

 Rémi Mogenet.

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nov 30 2009

Expressions de la patrie de Savoie à l’aube des temps modernes

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Emmanuel-Philibert, "Tête de fer"

Emmanuel-Philibert, "Tête de fer"

A propos de la réponse véhémente que le poète chambérien Marc-Claude de Buttet, au XVIe siècle, fit au Lyonnais Barthélemy Aneau, qui dressait de la Savoie un tableau pitoyable, j’ai déjà montré que le patriotisme, en Savoie, n’est ni une invention contemporaine, ni un fait récent. On sera amusé d’apprendre qu’à la fin de ce même XVIe siècle, un illustre représentant de la Maison de Pingon, Philibert, fut lui aussi un ardent patriote. Né à Chambéry en 1525, il marqua sa joie, lorsque, en 1559, la Savoie, après avoir été gouvernée par la France durant plus de vingt années, fut rendue au Duc – qui était alors Emmanuel-Philibert, Tête de Fer.

Ce Philibert de Pingon fut un personnage de premier plan, participant au gouvernement des États de Savoie, et ayant aujourd’hui encore une rue à Turin. Il restaura culturellement la Savoie, en reprenant la mode des anciennes chroniques, qui avait commencé, à peu près, sous Amédée VIII, au début du XVe siècle. Mais au lieu de les écrire en français, comme on l’avait fait jusque-là – Amédée VIII même y étant attaché -, il marqua son rejet de la France par sa volonté de rédiger en latin ces chroniques, généalogies et mémoires dont il se rendit l’auteur.

Loin de se plaindre que la capitale des États de Savoie eût changé, Turin ayant remplacé Chambéry en 1562, il fit carrière dans la nouvelle capitale, fier de servir un prince qui avait repris son duché aux Français.

Cet accès de fièvre patriotique ne lui fut pas propre. Sans doute, au milieu du XVIIe siècle, le Bressan Guichenon (1607-1664) devait être chargé de rédiger en français une nouvelle histoire de la dynastie, et il devait contester les fières origines qu’avait données Philibert de Pingon à celle-ci en la faisant remonter aux anciens rois de Saxe, ceux du VIe siècle. Mais il faut faire remarquer, déjà, que les ducs de Savoie lui interdirent de publier cette contestation de leur origine en Bérold, neveu de l’Empereur Conrad de Saxe.

Honoré d'Urfé

Honoré d'Urfé

Et ensuite, au début de ce même XVIIe siècle, et dans la foulée de Philibert de Pingon, il exista bien un désir de construire une mythologie nationale propre à la Savoie, et deux épopées au moins furent tentées, alors : celle d’Alfonse Delbène (1540-1608), membre de l’Académie florimontane, sur Amédée VI, le Comte Vert, et celle d’Honoré d’Urfé (1567-1625), lui aussi membre de cette Académie annécienne, sur les origine glorieuses de la dynastie (à laquelle il était lui-même lié par sa mère), intitulée la Savoysiade. Même si ces deux épopées restèrent inachevées, elles attestent d’un désir, à l’aube des temps modernes, de se construire collectivement comme entité autonome et originale. Assurément, il faut voir là les origines du sentiment patriotique savoyard qui s’exprima encore tout au long du XIXe siècle.

Rémi Mogenet.

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